Jeremy Ergas - 08.10.2009

Jeremy Ergas publie son premier roman; un récit dans lequel, genres, traditions, rêve et réalité s'entremêlent avec maestria. Une vraie réussite littéraire.
    Aliscyllation… Bien plus qu'un mot-valise, le titre du premier roman de Jeremy Ergas, 29 ans, renferme, autour d'un néologisme personnifié particulièrement bien trouvé, toute la trame du récit; soit une oscillation permanente entre Alice et Scylla.  
    Alice, c'est une étudiante de la faculté des Lettres que le narrateur - passionné de littérature - rencontre lors de son premier jour à l'université. Et dont, au premier regard, il tombe éperdument amoureux. Néanmoins, malgré l'étrange lien qui les unit, ils ne seront jamais amants. Loin du cœur, loin des yeux, et las de ces désenchantements qui sont autant d'obstacles à l'absolu auquel il tend, le narrateur semble alors se détacher progressivement de l'étudiante qu'il rencontrait quelque temps plus tôt. «J'aimais pas Alice, j'aimais mon Alice idéale», réalise-t-il au milieu du récit.

«J'ai vécu cette histoire»
    Dès lors, Alice, la Genevoise des années 2000 fan du rappeur Tupac, tend à s'estomper progressivement pour laisser place à une Alice imaginaire. Qui sera désormais hallucinée et fantasmée. Tantôt pure, blonde et innocente - rappelant celle du Pays des Merveilles de l'écrivain Lewis Carroll) - tantôt Scylla, du nom du monstre de la mythologie grecque qui obstrue la progression d'Ulysse - la figure d'«Aliscylla», ses allures flottantes et ses visages obsédants, parcourt le reste du récit. Récit qui, au fil des pages, abandonne sa progression linéaire pour verser dans une dimension onirique où certains passages ne sont pas sans rappeler les visions rimbaldiennes les plus improbables. Les plus belles aussi…
    Et la trame de s'emballer. De Genève à Venise, le narrateur poursuit sa dulcinée, qu'il pense inaccessible si ce n'est par la magie des mots et un recours soutenu à l'imagination. Les méandres de cet esprit amoureux, comme les canaux de Venise, se coupent, se chevauchent et se rejoignent.
    Par des effets stylistiques remarquables, le récit adopte lui aussi, ces tracés sinueux. Une profusion où les voix narratives, les vocabulaires mais également les genres littéraires, les auteurs et les traditions suivent cette même logique tourmentée et sans repère. Chez Jeremy Ergas, Mariah Carey répond à Platon qui, lui-même, s'adresse au narrateur; ce dernier l'entendant à peine, trop occupé à interpeller son lecteur directement… Le narrateur est un peu fou et tout se brouille dans sa tête. Ne contrôlant plus ni ses mots ni ses émotions, il passe d'un genre à l'autre, dans une explosion des styles et des genres. La confusion du narrateur se manifeste également dans ses références, qui courent de la mythologie grecque à la culture pop du XXIe siècle, précise l'auteur. Cette histoire, au moins pour partie, je l'ai vécue. La base du récit est authentique, se souvient encore Jeremy Ergas. J'ai effectivement rencontré une fille à l'université, dont je suis tombé amoureux. Nos rapports étaient ambigus mais il ne s'est rien passé. Cette histoire m'a beaucoup marqué et j'ai réalisé que c'était le seul sujet qui mérite un ouvrage. Bien sûr, une grande partie du récit est fictionnelle.
    Au final, les intrications, stylistiques, littéraires et référentielles sont osées. Néanmoins, par un récit solide, porté par une polyphonie narrative admirable, Aliscyllation, œuvre déroutante s'il en est, est une vértiable réussite littéraire. S'agissant de l'intrigue amoureuse, la fin du roman, qui n'apporte pas de réponse définitive, laisse le lecteur face à ses propres interprétations. Fiction? Réalité? Oscillation, encore, toujours…

Aliscyllation, 360 pages. Edition La Baconnière.
Ouvrage disponible en librairies ou directement sur le site www.medhyg.ch/aliscyllation, 25 francs.

Emmanuel Borloz
Photo DR
08.10.2009